En Ukraine, un langage ésopien est employé pour démanteler la protection sociale des travailleurs

En Ukraine, un langage ésopien est employé pour démanteler la protection sociale des travailleurs

In this photo taken on 7 June 2016, trade unionists protest in Kiev, Ukraine over proposed changes to the labour code.

(FPU)

L’approche intégrée du langage et de concepts tels que « libéralisation », « déréglementation », « débureaucratisation » et « optimisation » est à l’ordre du jour dans le paysage socio-économique et juridique actuel de l’Ukraine. Cette tendance est encore plus prononcée au sein du parlement ukrainien (la Verkhovna Rada). Vous serez, en effet, bien en mal de trouver dans les projets de loi récents des termes tels que « justice sociale », « dialogue social », « travail décent » ou « égalité ». Pour les plus fervents défenseurs du néolibéralisme qui fréquentent ces enceintes, ces mots apparaissent comme des anachronismes renvoyant à l’ère soviétique. « Le marché réglera et régulera tout ! », clament-ils. Après tout, le capitalisme se résume à un « calcul objectif du profit net ».

Et ce sont ces propos et ces idées qui ont largement cours dans les nouveaux actes législatifs et documents administratifs qui sont en train de redessiner le cadre juridique de l’État social ukrainien, au point de le rendre méconnaissable. Depuis l’indépendance du pays en 1991, on a vu se développer dans la jurisprudence ukrainienne une forme de langage « ésopien » qui vise à obscurcir le véritable sens des documents adoptés, ainsi que les véritables intentions de leurs auteurs et de leurs commanditaires.

En tant qu’esclave, Ésope – le fabuliste et conteur grec de l’Antiquité, célèbre pour son recueil de fables éponyme – ne pouvant pas pointer directement les défauts de ses maîtres dans ses histoires a donc substitué à leurs images celles d’animaux aux traits correspondants. Dans l’Ukraine d’aujourd’hui, le gouvernement ne pouvant déclarer ouvertement son intention d’abolir l’État-providence et les acquis centenaires de la classe ouvrière est donc contraint d’utiliser un langage délibérément trompeur et sibyllin.

En littérature, la langue d’Ésope a été utilisée depuis la fin du 18e siècle comme subterfuge pour contourner la censure. Dans la législation moderne, elle est utilisée pour faire passer des projets de loi ayant pour finalité de restreindre les droits de certains segments de la population. Ce faisant, ce « langage ésopien » se voit progressivement intégré dans la pratique de la préparation d’actes législatifs, permettant ainsi aux législateurs de se prémunir contre une levée des boucliers de l’opinion publique.

Il appartient donc aux syndicats et autres acteurs de la société civile de dévoiler le sens caché de ces projets de loi alarmants.

Jusqu’à récemment, le développement de la législation sociale et du travail en Ukraine a eu lieu sans détruire les bases établies par les lois antérieures. Cependant, avec le transfert des actifs de l’État aux mains du capital oligarchique, à la suite de la privatisation massive des organismes publics, les changements quantitatifs ont cédé la place à des changements qualitatifs, entraînant un détricotage progressif du filet social.

L’une des principales causes de la destruction de l’État social tient à l’incapacité du gouvernement à promouvoir des politiques centrées sur les personnes et génératrices de croissance économique, dont la mise en œuvre garantirait la stabilité de l’État, l’unité nationale et une coopération fructueuse entre la société civile et le gouvernement. Au lieu de cela, les gouvernements successifs invoquent le manque d’argent dans les caisses de l’État pour réduire toujours davantage les dépenses publiques.

Le projet de turbo-libéralisation

L’un des États les plus pauvres d’Europe, l’Ukraine est aussi le plus polarisé en termes d’écart de revenus entre les riches et les pauvres. La seule solution proposée est de tout libéraliser – l’économie, le travail, la politique sociale. Chaque citoyen doit prendre soin de soi-même. L’État ne doit rien à personne, selon les néolibéraux. Les premières tentatives de « turbo-libéralisation », en 2020, ont pu être enrayées grâce aux actions menées par les syndicats nationaux, avec un important soutien international. En conséquence, le gouvernement a abandonné toute tentative de libéralisation du code du travail, recourant à la place à des réformes plus ciblées.

Le projet de libéralisation n’a cependant pas été abandonné. Les forces se sont simplement regroupées et ont mis en avant l’ancien président géorgien Mikheil Saakachvili, qui dirige aujourd’hui le comité exécutif du Conseil national des réformes d’Ukraine. À la tête de son Bureau régional des solutions simples et des résultats, M. Saakachvili s’emploie à aider l’Ukraine à « surmonter la résistance mortelle de la bureaucratie aux projets que nous proposons », en rédigeant des propositions de loi sur les réformes juridiques, fiscales et du travail.

Les résultats de ces efforts sont reflétés dans le projet de loi n° 5371 proposé en avril 2021. S’il vise ostensiblement à « simplifier la réglementation des relations de travail », cette formulation dissimule le véritable objectif du projet de loi : l’introduction d’un nouveau régime contractuel pour les travailleurs des petites et moyennes entreprises de moins de 250 salariés.

Si le projet de loi vient à être adopté, toutes les conditions de travail seront déterminées en vertu d’un contrat de travail, et non du code du travail.

L’Ukraine emboîte le pas au Bélarus et à la Géorgie qui, en 1999 et 2006 respectivement, ont opéré une transition massive vers des contrats de travail individuels à court terme, qui constituent une forme inefficace de relations de travail et sont rarement utilisés ailleurs dans le monde. Au Belarus, par exemple, malgré des niveaux d’emploi élevés, près de 90 % des effectifs travaillent sous contrat à durée déterminée, et ce en vertu d’un décret présidentiel. Cette approche autoritaire en matière de réglementation des relations de travail a été vivement décriée par l’Organisation internationale du travail (OIT) et le mouvement syndical international. C’est ainsi que le Bélarus s’est vu exclu du système des préférences commerciales généralisées de l’Union européenne, au motif qu’il enfreignait les droits des travailleurs.

Quant à la Géorgie, à la suite de la mise en place de réformes du travail draconiennes par le libertaire Mikheil Saakachvili, des données non officielles indiquent que pas moins de 1,6 million de personnes ont quitté le pays, ce qui représente un chiffre colossal pour un pays qui ne compte que 3,7 millions d’habitants. Ce n’est qu’en 2020 que les parlementaires géorgiens ont décidé d’annuler certains des aspects les plus extrêmes des réformes du travail introduites il y a près de 15 ans.

Dans le cadre des discussions en cours sur l’avenir du travail, de même que lors de la conférence du centenaire de l’OIT, le respect des droits des travailleurs a été souligné comme une condition essentielle du développement économique.

Cependant, plusieurs gouvernements européens sont en train de revoir leur code du travail de manière à spolier les travailleurs de leurs acquis sociaux.

En France, par exemple, des réformes polémiques du marché du travail ont été adoptées à marche forcée en 2017, qui ont modifié les conditions des contrats à durée déterminée ainsi que les mécanismes de règlement des différends entre employeurs et employés, et limité le montant des indemnités financières pouvant être versées en cas de licenciement d’un employé.

Le pendant ukrainien de la réforme de la loi travail a été préparé dans l’esprit des réformes inspirées par le FMI et la Banque mondiale mises en œuvre en Géorgie il y a 15 ans. Ce texte ne tient, toutefois, pas compte de la nécessité pour l’État de créer un cadre institutionnel approprié permettant de maintenir un équilibre entre la flexibilité pour les entreprises et le respect des droits des travailleurs dans le contexte de l’économie mondialisée, de la numérisation, du télétravail et d’autres tendances du marché du travail moderne.

Une véritable boîte de Pandore

Il ne fait aucun doute que les auteurs de ces amendements comprennent que ces propositions de loi ne sont pas conformes aux normes internationales du travail, et c’est pourquoi ils s’empressent de les dissimuler sous un langage sibyllin. Le 2 juin 2021, la Verkhovna Rada a adopté en première lecture le projet de loi n° 3515 « portant modification de certains actes législatifs de l’Ukraine relatifs au règlement des questions de formation d’un salaire de subsistance et à la création de conditions préalables à son augmentation ». Selon la note explicative annexée, ce projet de loi a pour objet de garantir le droit constitutionnel des citoyens à un niveau de vie adéquat.

En réalité, toutefois, en cas d’adoption, cette loi mettra fin à la définition scientifiquement fondée du salaire minimum vital en tant que norme sociale, entraînant par là-même la rupture de toutes les autres normes qui en découlent, telles que les pensions minimums et les prestations sociales. Les répercussions seront ressenties par tous les segments de la population.

Un autre exemple est le projet de loi « sur la sécurité et la santé des employés au travail ». La terminologie employée dans ce projet de loi diverge des concepts utilisés au niveau international, notamment en ce qui concerne la santé et la sécurité au travail.

Ce projet de loi ne fait que réduire le niveau de protection des travailleurs et prive ceux-ci du droit aux prestations et aux compensations pour le travail effectué dans des conditions difficiles, tel que garanti par les lois existantes.

En affirmant, d’une part, que la main-d’œuvre humaine constitue une ressource essentielle, et en se lançant, d’autre part, dans une course effrénée contre les droits du travail, l’intervention de l’État et les normes sociales, les auteurs de ces projets de loi ouvrent une boîte de Pandore. En rognant les droits des travailleurs à s’organiser, à négocier collectivement et à faire grève, on risque en effet de créer une situation où les travailleurs perdent patience et où une explosion inattendue et incontrôlable de troubles sociaux se déclenche. Le démantèlement de la protection sociale pourrait également entraîner une nouvelle vague de migration de la main-d’œuvre, qui viendrait s’ajouter aux cinq millions d’Ukrainiens qui ont déjà émigré en quête de meilleures conditions de travail et de meilleurs salaires.

Quel intérêt y a-t-il à attirer des investissements en Ukraine si personne ne veut travailler dans les emplois de mauvaise qualité qu’ils créent ? Déjà, il y a moins de personnes qui cotisent pour les retraites en Ukraine que de retraités. Que réserve l’avenir pour cet État de 42 millions d’habitants ? Avec un tel bagage social, plus qu’une simple question de principe, la garantie de la protection sociale constitue un enjeu de sécurité nationale.